La querelle catholico-libérale

Article publié sur Antidoxe.

Christ Pantocrator

En ce lundi de Pâques, la délicieuse lecture d’un billet intitulé « Si l’AFP existait en 33… » sur Le temps d’y penser m’a emmené plus loin dans les articles rédigés par son auteur, Incarnare : je suis donc tombé sur un texte posté en novembre dernier, « Pour un libéralisme bien compris », lequel répondait à deux autres billets respectivement de Charles Vaugirard et de Patrice de Plunkett.

Incarnare répond, avec un agacement apparent, aux deux autres blogueurs catholiques, qui se sont, selon lui, fait « une respectabilité à peu de frais » en dénonçant le libéralisme économique, tendance qui est on ne peut plus conventionnelle dans le débat politique national… depuis belle lurette.

Puisque ce jour est férié et que j’ai un peu de temps, j’ai pensé que je pourrais bien mettre mon grain de sel dans cet échange, quitte à arriver plusieurs mois après la bataille. Je laisserai de côté le billet de Plunkett, qui ne consiste en fait que dans la relation de propos tenus par Jean Arthuis et qui servent de prétexte au blogueur pour se payer les « idéologues libéraux ».

S’il est difficile de démêler l’écheveau des critiques antilibérales formulées par certains catholiques, d’autant plus qu’il est bien souvent gâté par quelques clichés sommaires ou des déclarations à l’emporte-pièce, je vais essayer ici d’y remettre de l’ordre et d’y répondre au mieux.

La querelle intellectuelle : « Qui est l’homme ? »

Il y aurait une contradiction fondamentale et irréductible entre le libéralisme et le christianisme sur la conception de l’homme. À cette affirmation, je ne peux faire qu’une réponse de normand : oui et non. Cela dépend en réalité de quel libéralisme on parle (et je salue au passage la formulation retenue par Incarnare qui parle de « libéralisme bien compris »).

Car tous les libéralismes ne se valent pas. D’un côté on peut parler des libéraux « classiques » qui se sont contentés de dénoncer les abus du pouvoir et de faire valoir les droits inaliénables des personnes contre l’arbitraire, une fiscalité excessive, des intrusions dans la vie privée etc. Sans cette défense des droits fondamentaux, arguent-ils, on court à la privation des libertés et à l’atteinte à la dignité humaine.

De l’autre côté se trouvent des libéraux « intégraux » qui veulent promouvoir un individu sans cesse plus libre des contingences sociales. Cette seconde tendance se manifeste par la promotion de la jouissance matérielle et par la volonté de destruction des structures sociales traditionnelles : elle n’est plus seulement une doctrine politique mais carrément un précepte moral. Elle a connu une impulsion très forte dans les années 1970 avec la remise en cause, notamment, de la morale traditionnelle. Dépassant l’idée que les personnes doivent être protégées des abus du pouvoir, elle établit comme principe de granit que l’alpha et l’oméga de l’action humaine est la volonté, laquelle ne fait pas de différence entre le choix raisonné et la pulsion. Le bien et l’acceptable ne se mesurent qu’à l’étalon de ce qui a été voulu. Je suppose que c’est notamment cette version « intégrale » qui inquiète les catholiques et qui les pousse à se réfugier, effarés, dans les jupons de l’antilibéralisme dit humaniste car il prône la solidarité et souhaite « mettre l’humain au centre ».

Cette distinction a des limites, car les deux doctrines sont liées : les seconds sont bel et bien une dérive des premiers. En considérant les hommes dans leur dimension individuelle, les « classiques » ont ouvert la voie aux excès des « intégraux »… qui défendent l’individu intégral.

Une erreur leur est commune (et est caractéristique, je crois, de la pensée politique moderne) qui consiste à ne pas voir la complexité et l’épaisseur des Hommes et des relations qui existent entre eux. D’un point de vue laïque, on considèrera donc que l’homme n’est ni seulement un individu, ni soumis intégralement à un groupe auquel il appartient : il est un peu de tout cela et bien plus, un animal politique, un animal social… Par ailleurs, d’un point de vue chrétien, ces analyses sont gravement lacunaires car, selon la révélation, l’homme est une créature de Dieu et sa vie a un sens, celui de l’amour. En oubliant ce sens, on passe au-dessus de ce qui est essentiel à l’existence humaine.

Pour autant, cette vision chrétienne n’est pas contradictoire avec les conséquences pratiques tirées par les libéraux classiques. Si elle ne part pas des mêmes prémisses, elle peut fort bien s’accorder avec les exigences de limitation du pouvoir, d’état de droit et de respect des libertés individuelles développées, pour un usage concret, par les auteurs libéraux.

Je crois que c’est ici que se situe le libéralisme des « chrétiens libéraux » : nous ne sommes pas libéraux comme si notre foi devait être « libérale », mais nous considérons que le libéralisme politique et économique est de loin le meilleur moyen de permettre aux hommes de vivre dans le Christ – avec tous les ratés que cela peut impliquer, certes. La liberté n’est pas un blanc-seing pour le grand n’importe quoi, elle est un moyen précieux et indispensable pour faire ce qui est bon et juste.

En cela, la morale chrétienne et sa vision sociale sont en quelque sorte la deuxième jambe de notre conscience politique, indispensable pour qu’elle puisse tenir debout et acquérir une certaine solidité.

La querelle économique et l’exigence de rigueur dans l’analyse

Je vois bien certains sceptiques acquiescer à ce que je viens de dire (quoique j’ignore si j’ai vraiment réussi à convaincre jusqu’ici) mais revenir à la charge en affirmant qu’il ne s’agit là que de bons sentiments alors que les événements récents comme notre interminable crise économique et son cortège de misères sont la preuve que le libéralisme est tout de même une fausse piste car, au final, les hommes mésusent de la liberté qui leur est donnée.

Selon moi (et les libéraux, chrétiens ou non), bien des conclusions tirées de la crise récente sont erronées car elles se sont dispensées d’une analyse profonde et sérieuse. Je prendrai ici l’exemple de la crise financière qui a débuté aux États-Unis en 2007 et qui a été la principale cause de nos déboires économiques et sociaux.

Charles Vaugirard moque une tendance au « c’est pas moi c’est lui » dans la controverse qui oppose les libéraux à leurs adversaires, pointant au contraire une variété de responsabilités dans la crise. Je suis tout à fait d’accord avec lui cependant, la responsabilité évidente et directe de certains acteurs privés ne peut nous exonérer d’une analyse plus approfondie.

Selon moi, une grosse partie des problèmes de la crise financière est liée à une crise de la responsabilité (des banques, des fonds etc.) qui est née à la fois de certaines politiques publiques et de l’absence des règles qui s’appliquent au commun des mortels :

  • Des politiques publiques ont causé des distorsions (notamment sur le marché des prêts immobiliers et sur le marché de la dette en général) qui a poussé au surendettement d’un côté et aux prêts aveugles de l’autre : l’état fédéral américain encourageait particulièrement les emprunts risqués via le Community and Reinvestment Act et se servait de Fannie Mae et Freddie Mac comme d’une courroie de transmission pour sa politique. Par ailleurs, la politique de taux d’intérêt bas pratiquée par la Federal Reserve américaine a elle-même soutenu le gonflement de cette bulle immobilière fondée sur la dette :
  • En outre, la réglementation financière, dont on a fort justement pointé les manquements, s’est révélée incapable (a) de faire fonctionner les règles prudentielles usuelles face à des produits financiers devenus excessivement complexes ; (b) de gérer le gros problème du too big to fail, c’est-à-dire de ces institutions financières devenues gigantesques dont la faillite risquerait de détruire le système financier et qui, du fait de cette immunité a priori, sont tentées de faire n’importe quoi. Ainsi, il y avait effectivement un problème de nature réglementaire.

Réformer le système financier n’implique donc pas de faire la guerre à la finance (selon le champ lexical de François Hollande) mais de faire revenir l’équilibre entre liberté d’action et responsabilité pour que le risque soit géré de façon adéquate et non avec l’inconscience que l’on a connue. Cela n’a rien d’antilibéral puisqu’il s’agit au contraire d’étendre la règle (libérale) qui s’applique aux sociétés commerciales, aux personnes, aux associations etc. : quand on prend des risques, il faut en assumer les conséquences.

Sur les réflexions économiques de la Note du Conseil pontifical « Justice et Paix »

Le 24 novembre dernier, le Conseil pontifical « Justice et Paix » a publié une note « pour une réforme du système financier et monétaire international dans la perspective d’une autorité publique à compétence universelle ». Charles Vaugirard cite généreusement ce texte dans sa critique du positionnement libéral de certains chrétiens. Cette note n’est qu’un instrument de réflexion mais elle fournit des réflexions très intéressantes. J’y retrouve pour ma part deux remarques qui font écho à une analyse « chrétienne-libérale ». Sur le « libéralisme intégral », le Conseil écrit :

« A la base des inégalités et des distorsions du développement capitaliste, on trouve en grande partie, en plus de l’idéologie du libéralisme économique, l’idéologie utilitariste, c’est-à-dire l’organisation théorique et pratique selon laquelle : « ce qui est utile au plan personnel conduit au bien de la communauté ». Il est à noter qu’une telle « maxime » renferme un fond de vérité, mais on ne peut ignorer que l’utilité individuelle — même si elle est légitime — ne favorise pas toujours le bien commun. Plus d’une fois, un esprit de solidarité est nécessaire, qui transcende l’utilité personnelle pour le bien de la communauté. »

Et de réaffirmer, à plusieurs reprises, que la crise a des causes morales : ce n’est pas moi qui vais dire le contraire. Plus précisément, sur les origines monétaires de la crise financière, le Conseil livre également son analyse :

« A partir des années 90 du siècle dernier, on constate que la monnaie et les titres de crédit au niveau mondial ont augmenté plus rapidement que la production des revenus, et ce également pour les prix courants. Ce qui a provoqué la formation de poches excessives de liquidité et de bulles spéculatives, transformées ensuite en une série de crises de solvabilité et de confiance qui se sont diffusées et suivies dans les années suivantes. »

C’est là une analyse (fort bien écrite) des effets désastreux d’une politique monétaire laxiste telle qu’elle a été menée aux Etats-Unis.

Je suis plus circonspect quant à la description que le Conseil nous donne du libéralisme économique, du moins ai-je du mal à en saisir le sens :

« […] un libéralisme économique sans règles ni contrôles. Il s’agit d’une idéologie, d’une forme d’« apriorisme économique » qui prétend tirer de la théorie les lois de fonctionnement du marché et celles dites lois du développement capitaliste, en en exaspérant certains aspects. Une idéologie économique qui fixe à priori les lois du fonctionnement du marché et du développement économique sans se confronter à la réalité risque de devenir un instrument subordonné aux intérêts des pays qui jouissent concrètement d’une position avantageuse au plan économique et financier. »

Je crois que le cœur de la critique réside dans la partie que j’ai mise en caractère gras. Deux remarques s’imposent.

D’abord, il est vrai qu’un système économique fondé sur la propriété privée, les droits individuels et la liberté ne peut fonctionner s’il n’est pas mis en place avec prudence. Plusieurs pays se sont mis au jeu de la mondialisation sans être capable d’en tirer des bénéfices pour l’ensemble de la population : quand seuls quelques oligarques peuvent cueillir les fruits des échanges internationaux tandis qu’une majorité de la population est laissée sans droits, sans sécurité et sans les biens matériels basiques, alors il est normal de constater un échec. C’est valable, par exemple, pour la Russie, mais aussi pour la Chine, où la propriété privée est une notion toute relative et où la liberté d’expression et d’association des personnes pour défendre leurs droits est inexistante. Et je ne parle pas de l’Afrique.

Seconde remarque : intellectuellement, il n’est pas vrai que le libéralisme économique soit un apriorisme économique puisque, au contraire, il est déduit de situations bien réelles. L’humilité impose néanmoins de prendre acte des cas où les lois économiques classiques ne s’appliquent pas comme on aurait pu l’anticiper.

Il me faudrait encore des pages et du temps pour aborder d’autres sujets passionnants sur les rapports entre le christianisme et la politique. Par exemple, sur la disparition du lien social dans nos sociétés européennes où l’État Providence est pourtant un dogme difficile à ébranler.

Les controverses entre catholicisme et libéralisme ne sont pas uniquement dues à des questions sémantiques : il y a de réelles oppositions dont certaines sont, à mon avis, plus liées au contexte politique français (ou européen) où les idées socialistes n’ont, semble-t-il, rien perdu de leur lustre.

J’ai essayé ici de montrer au moins une chose : contrairement à ce que suggérait Charles Vaugirard et à ce que pensent de nombreux autres catholiques, le libéralisme économique n’est pas en contradiction avec leur foi.

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